L’intégration de la Turquie à l’Union européenne n’est ni une lubie géopolitique ni un exercice de communication: c’est un choix stratégique de long terme, rationnel et gagnant pour les deux parties si – et seulement si – il se construit autour d’une feuille de route claire, graduée et réversible. Cette boussole existe: la Commission a cadré depuis 2023 un réengagement «phased, proportionate and reversible» avec Ankara, entériné par le Conseil en décembre 2024, pour avancer là où les intérêts convergent et conditionner chaque pas à des résultats vérifiables, notamment en matière d’État de droit et de Chypre.
Dans une Europe appelée – tôt ou tard – à se fédéraliser, l’élargissement crédible est la condition de la puissance: il faut l’assumer, et le sécuriser contre les caricatures populistes qui, à l’extrême droite comme à l’ultra gauche, nient les acquis concrets de la construction européenne.
Une feuille de route pour l’avenir
De quoi parle-t-on, précisément, quand on évoque la «feuille de route»? D’un agenda lisible où l’économie et la sécurité servent de leviers au rapprochement politique. 2025 a vu la reprise de dialogues de haut niveau sur l’économie, le commerce, la migration/sécurité et le climat, signes tangibles d’un réengagement pragmatique malgré le gel formel des négociations d’adhésion depuis 2018.
Les leviers économiques
Sur le pilier économique, la modernisation de l’Union douanière, recommandée de longue date, est de nouveau sur la table à la faveur d’un travail conjoint pour réduire les irritants commerciaux et tarir les contournements de sanctions via le territoire turc. Cette dynamique s’appuie sur une réalité implacable: l’intégration économique est déjà forte.
La Turquie est le cinquième partenaire commercial de l’UE et le commerce bilatéral a dépassé 210 milliards d’euros en 2024, tandis que l’UE reste de loin le premier marché et investisseur pour la Turquie. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que des mesures de facilitation de visas Schengen – décidées en juillet 2025 – viennent fluidifier les contacts entre personnes, sans préjuger des étapes plus exigeantes de la libéralisation totale, encore conditionnée par six critères non remplis.
Les défis démocratiques
Soyons lucides: l’élargissement crédible n’existe pas sans exigence démocratique. Les constats 2025 de la Commission demeurent sévères: séparation des pouvoirs affaiblie, pressions judiciaires, exécution défaillante d’arrêts de la CEDH, et société civile sous tension, autant de points qui ont légitimement conduit au statu quo sur l’ouverture/fermeture de chapitres.
La libéralisation des visas n’est pas davantage un droit automatique: Ankara doit encore boucler les six jalons restants (législation antiterroriste, protection des données, accord Europol, mise en œuvre intégrale de l’accord de réadmission, recommandations GRECO, coopération judiciaire).
Le nœud chypriote
Le nœud politique demeure Chypre. L’UE a réaffirmé son engagement en faveur d’un règlement global dans le cadre onusien et a même nommé un envoyé spécial de la Commission en 2025, rappelant que toute percée sur l’unification de l’île amplifierait mécaniquement la coopération UE–Turquie, en Méditerranée orientale comme au sein de l’OTAN. Attendre une solution pour commencer à avancer serait une erreur; avancer sans intégrer Chypre dans l’équation en serait une autre.
D’où l’intérêt d’une séquence graduée, où les concessions s’échangent contre des avancées concrètes sur le terrain chypriote, garantissant la paix et la prévisibilité régionales.
Conclusion stratégique
La boussole de la Commission trace un itinéraire praticable. Pour lui donner toute sa portée et maximiser les bénéfices économiques et politiques, il convient d’en faire un véritable contrat de performance, transparent et vérifiable. Faire de la «feuille de route» de la Commission la boussole de l’intégration UE–Turquie, c’est refuser le faux dilemme entre naïveté et fermeture.
C’est choisir l’intérêt bien compris d’une Europe ouverte, exigeante et fédératrice: une Europe qui conditionne et qui intègre, qui sécurise ses frontières tout en agrandissant son espace de liberté, de droit et de prospérité. En Méditerranée orientale comme sur les marchés mondiaux, dans la transition verte comme dans l’architecture de sécurité, l’adhésion – ou, à court terme, la pleine intégration économique – de la Turquie sera ce que nous en ferons: un accélérateur de puissance européenne, si nous restons fidèles à la méthode, aux critères et au cap.


