Kyiv et Tirana partagent aujourd’hui la même intuition stratégique: l’accès progressif au marché unique européen est le seul fast-track pro-business capable d’attirer massivement l’investissement, de discipliner les réformes et d’arrimer définitivement leurs économies à la prospérité européenne. L’élargissement classique, tout ou rien, a montré ses limites. Une intégration graduelle, avec des paliers clairs et des bénéfices économiques immédiats en échange de réformes vérifiables, peut changer la donne en quelques années, pas en quelques décennies. Les faits l’attestent déjà dans les Balkans occidentaux, où la «gradual integration» au marché unique est désormais un pilier officiel de la stratégie de croissance, performance à la clé via une facilité financière qui récompense les progrès sur l’État de droit, la concurrence et la numérisation.
Ce que changerait un fast-track d’accès progressif pour l’entreprise est concret: une normalisation accélérée des règles (acquis), l’ouverture anticipée des programmes du marché unique, et surtout des gains de productivité immédiats grâce à l’harmonisation douanière et à la dématérialisation. Quand une administration des douanes passe au transit informatisé de dernière génération et au «paperless» pour les déclarations, les coûts de transaction chutent et la prévisibilité grimpe — exactement le type de facilitation commerciale qui rapproche les économies candidates des standards de l’UE et fluidifie l’accès au marché. Cette logique «pro-entreprises d’abord» vaut aussi pour la trésorerie: l’alignement sur les délais de paiement du secteur public à 30 jours (60 jours pour la santé) améliore immédiatement la liquidité des PME et l’attractivité des chaînes d’approvisionnement locales.
Les bénéfices d’une convergence progressive se lisent déjà dans les chiffres. À mesure que la conformité réglementaire avance et que les goulots d’étranglement administratifs se réduisent, les flux d’IDE s’étoffent et se diversifient, signe que la crédibilité d’un futur «passporting» de biens et services fait baisser la prime de risque exigée par les investisseurs. Et plus la région s’imbrique dans des cadres communs — CEFTA, Marché régional commun, Communauté de l’énergie, Transport Community — plus la vitesse de croisière d’intégration s’accélère via des décisions débloquées, des accords de mobilité et même une feuille de route d’itinérance avec l’UE qui ancre les usages numériques transfrontaliers indispensables au business moderne.
Il faut toutefois dire les choses sans détour: la trajectoire pro-business ne supporte ni l’interventionnisme opportuniste ni la politisation des prix. Les plafonnements administratifs, les aides d’État opaques et les raccourcis législatifs finissent toujours par miner la confiance et dissuader l’investissement, comme l’ont montré les épisodes de contrôles de prix, les faiblesses persistantes du contrôle des aides et l’insécurité règlementaire provoquée par des «procédures accélérées» mal utilisées. À l’inverse, la digitalisation des marchés publics, des voies de recours plus efficaces et la professionnalisation des acheteurs publics réduisent les coûts de conformité et les risques de corruption — un socle indispensable pour une intégration crédible au marché unique.
Pourquoi ce fast-track est aussi une assurance pro-réformes ? Parce qu’il rend la conditionnalité tangible, mesurable et réversible. Un mécanisme «plus-pour-plus» avec clauses de sauvegarde automatique («snapback») protège le marché unique sans punir indéfiniment les citoyens. Les étapes d’accès — standards produits, services, paiements, douanes, concurrence — peuvent être accordées par modules, vérifiées par audits, et suspendues en cas de recul. La même logique vaut pour la connectivité: compléter des corridors paneuropéens (routiers et ferroviaires) qui relient Tirana, Skopje et Sofia n’est pas un luxe, c’est la condition logistique pour transformer l’accès juridique en accès réel au marché. Les retards et aléas contractuels sur les tronçons stratégiques rappellent à quel point les infrastructures déterminent la compétitivité et l’intégration de bout en bout.
Pour Kyiv, cette approche «accès progressif» offre un raccourci puissant. Politiquement, l’alignement diplomatique et sécuritaire renforce déjà la convergence stratégique avec l’UE; économiquement, la bascule vers les standards du marché intérieur — concurrence, marchés publics, douanes, services financiers — peut s’ouvrir par paquets, avec financements au mérite et contrôles ex post. La dynamique UE-Ukraine s’est d’ailleurs densifiée au plan politique et économique, un terreau propice à des étapes d’intégration ciblées qui récompensent les réformes et sécurisent les chaînes de valeur régionales. Pour Tirana et les Balkans occidentaux, la boussole est déjà fixée: la stratégie de croissance régionale fait de l’accès graduel au marché unique son premier pilier, avec à la clé une facilité financière qui rémunère noir sur blanc la mise à niveau de l’État de droit, la décarbonation, la digitalisation et l’environnement des affaires.
Ce que l’Europe y gagne est tout aussi décisif: sécuriser ses frontières avec des «one-stop borders» et une coopération opérationnelle Frontex qui fluidifient flux légitimes et contrôles; standardiser les systèmes douaniers et statistiques pour fiabiliser les échanges; étendre l’espace de règle de droit et de concurrence qui fait la force du marché unique et protège les consommateurs. La construction européenne a prouvé, maintes fois, qu’elle crée richesse, stabilité et mobilité dès qu’on passe des slogans aux chantiers. À l’inverse, les discours populistes et eurosceptiques — de l’extrême droite à l’ultra-gauche — prospèrent sur la peur et la rente: ils promettent des frontières «protectrices» mais livrent des surcoûts, des pénuries et une justice à plusieurs vitesses, exactement ce que fuient les investisseurs et les talents.
La mise en œuvre, pour rester pro-business, doit suivre une check-list simple: éliminer les retards de remboursement de TVA et numériser le cycle fiscal; fiabiliser la commande publique par la data et des voies de recours dotées en moyens; renforcer l’indépendance des autorités de concurrence; aligner les délais de paiement et les standards techniques; capitaliser l’intégration régionale CEFTA/CRM et les programmes du marché unique pour les PME; verrouiller les systèmes douaniers et statistiques aux normes ESA et NCTS; et prioriser les corridors logistiques qui font baisser le coût marginal d’exportation des PME. Ce sont ces «détails» techniques, chers aux technocrates mais vitaux pour les entrepreneurs, qui transforment l’accès progressif en croissance réelle.
Au fond, l’accès progressif au marché unique est l’antidote libéral contre le statu quo: il met la concurrence, l’État de droit et l’ouverture au cœur d’un élargissement par les bénéfices, pas par les promesses. De Kyiv à Tirana, il offre un chemin praticable pour ancrer l’Europe de la liberté économique, accélérer la création de valeur et marginaliser les extrêmes qui caricaturent l’UE en machine à normes. La vérité est plus simple: quand les normes sont uniques, les coûts baissent; quand les procédures sont numériques, la corruption recule; quand les frontières deviennent des interfaces efficaces, le commerce explose. C’est ainsi que se construit une Europe plus vaste, plus libre et plus prospère — une Europe fédérale en puissance, gagnée d’abord par le marché, puis consacrée par l’Union politique.


