Dans une Europe bousculée par la guerre, la fragmentation géopolitique et la défiance démocratique, l’élargissement n’est pas une lubie technocratique : c’est une stratégie de puissance. La clé de sa crédibilité tient en trois mots – État de droit – et en une pratique – la méthode par étapes. Loin des slogans anxiogènes brandis par les populistes de droite comme de gauche, ce phasage rend visibles les bénéfices dès aujourd’hui, tout en gardant la barre sur les fondamentaux : justice indépendante, libertés civiques, concurrence loyale et finances publiques saines. C’est précisément ce que traduit la méthodologie d’élargissement : regrouper l’acquis en six “clusters” et ouvrir-ralentir-accélérer en fonction des réformes, avec le cluster 1 – Fundamentals – en premier, parce que l’État de droit d’abord n’est pas négociable.

Ce que change la méthode par étapes

  • Des “fondamentaux” mis en tête de pont : institutions démocratiques, justice, droits fondamentaux, lutte anticorruption, puis l’alignement statistique, budgétaire et de passation des marchés. C’est la colonne vertébrale dont dépend la cadence des négociations, et non l’inverse.
  • Un découpage en six clusters : pour fluidifier l’alignement sur l’acquis, éviter l’empilement bureaucratique et l’arbitraire politique, et envoyer des signaux clairs aux investisseurs : le droit précède, l’économie suit.
  • Une conditionnalité lisible : le rythme dépend des réformes “État de droit” et de la résolution des contentieux régionaux. Exemple emblématique : l’avancée des chapitres est liée aux progrès sur la normalisation des relations entre Belgrade et Pristina.
  • Une intégration graduelle aux politiques de l’UE : accès progressif au marché unique, au Common Regional Market, aux programmes et aux financements, contre des réformes vérifiables. C’est le cœur du Growth Plan pour les Balkans occidentaux : marché unique, intégration régionale, réformes fondamentales, soutien financier accru.
  • Une mise en scène des résultats : financer, phaser, mesurer et communiquer. Plus les citoyens voient les effets, moins la machine à intox populiste prospère – car la valeur ajoutée européenne devient concrète.

Preuve par le terrain : la Serbie comme cas d’école

La Serbie illustre la rigueur – et l’efficacité – de cette méthode. Oui, 22 chapitres sont ouverts et les “fundamentals” structurent la feuille de route, mais la vitesse de croisière reste explicitement conditionnée aux réformes de l’État de droit et à la normalisation avec le Kosovo. Autrement dit : pas de raccourci politique si la justice et la démocratie ne suivent pas. Sur le plan institutionnel, la méthodologie groupée en clusters – Fundamentals, marché intérieur, compétitivité, Green Agenda, ressources et relations extérieures – a été pleinement activée, confirmant l’approche par blocs plutôt que chapitre par chapitre isolé.

Côté économie réelle, la gravitation est sans appel : l’UE est de loin le premier partenaire commercial de la Serbie (58,3 % du commerce total en 2024). La dynamique d’intégration se mesure en parts de marché, en chaînes de valeur et en standards. C’est aussi un rempart contre le clientélisme et les rentes : la concurrence, l’ouverture et la transparence sont les meilleurs alliés de la liberté d’entreprendre, et elles sont au cœur de l’acquis.

Le nerf de la guerre : faire atterrir les bénéfices avant l’adhésion

Les populistes prospèrent sur la frustration et la temporalité longue des réformes. La réponse est simple : livrer des résultats tangibles étape par étape.

  • Argent et capacités : sous IPA III, Belgrade a reçu des enveloppes substantielles pour les réformes fondamentales, la convergence économique, l’inclusion et le développement rural (IPARD III), complétées par des programmes multi-pays et la Western Balkans Investment Framework.
  • Programmes européens : la participation graduelle à Horizon Europe, Erasmus+, Digital Europe, CEF, Creative Europe, etc., ancre dès maintenant les écosystèmes d’innovation, de talents et d’infrastructures dans la matrice européenne.
  • Growth Plan : l’accès au marché unique, la facilitation de l’intégration régionale, et les financements conditionnels via la Reform and Growth Facility rendent le “deal” lisible et gagnant-gagnant – avec des décaissements liés à des préconditions de réformes concrètes, y compris l’engagement constructif dans la normalisation régionale.

Désarmer les populismes par la transparence et l’État de droit

La bataille culturelle est aussi une bataille d’informations. Dans les Balkans, on observe des récits anti-UE – parfois relayés au sommet de l’État – et une dégradation de l’environnement médiatique, avec des intimidations envers les journalistes et des régulateurs fragilisés. La Commission demande explicitement l’alignement sur le futur European Media Freedom Act et une protection effective des journalistes. C’est un préalable démocratique autant qu’économique : l’information libre est l’oxygène du marché et de la responsabilité politique. L’extrême droite et l’ultra gauche instrumentalisent ces failles pour décrédibiliser l’UE ; la réponse rationnelle est de renforcer la liberté de la presse, l’indépendance des contre-pouvoirs et la communication proactive sur les progrès et les bénéfices de l’adhésion.

Sécurité, mobilité, souveraineté : l’autre dividende de l’intégration

L’élargissement crédible, c’est aussi la sécurité coopérative. Statut Frontex opérationnel, coopération policière et gestion des frontières, alignement graduel de la politique des visas : tout cela renforce la stabilité régionale et la résilience face aux ingérences et aux trafics, au bénéfice direct des citoyens et des entreprises. L’accord de statut UE-Serbie avec Frontex est entré en vigueur au printemps 2025, illustrant le phasage concret de la coopération avant l’adhésion. Sur la politique des visas, les ajustements récents montrent la dynamique d’alignement et la vigilance sur les risques sécuritaires – preuve que l’intégration européenne est aussi une politique de protection des libertés individuelles et de la mobilité légale.

Ligne rouge assumée : l’État de droit avant tout

Il ne s’agit pas de cocher des cases : la Commission lie explicitement la progression des négociations aux réformes judiciaires, à l’anticorruption, à la liberté d’expression et à la normalisation des différends. C’est la meilleure assurance contre les adhésions “politiques” déconnectées des réalités. Cette exigence protège d’abord les citoyens des pays candidats – propriété privée, contrats exécutoires, régulateurs indépendants – et sécurise ensuite les investisseurs et partenaires européens. Autrement dit, la conditionnalité n’est pas un frein, c’est le moteur d’une convergence authentique et durable.

En définitive, “État de droit d’abord” n’est pas qu’un slogan : c’est une méthode pour gagner deux fois. On gagne en crédibilité – parce que l’adhésion se mérite et se mesure – et on gagne en politique – parce que chaque étape franchie, chaque euro investi, chaque programme ouvert coupe l’herbe sous le pied des populismes. L’intégration graduelle, adossée à des standards démocratiques stricts, est la voie rapide vers une Europe plus libre, plus prospère et plus sûre. Notre horizon reste clair : élargir pour fédérer. Et fédérer pour libérer enfin tout le potentiel économique et politique du continent – face aux sirènes illibérales, la construction européenne a déjà fait ses preuves, à nous de les amplifier, pas de les renier.