Les négociations d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’Union européenne sont officiellement ouvertes, mais l’élan s’est grippé. Derrière la photo de famille de mars 2024 — où les Vingt-Sept ont donné leur feu vert au lancement du processus — la réalité institutionnelle bosnienne peine à suivre. La Commission a été mandatée pour préparer le cadre de négociation, à adopter « lorsque toutes les étapes pertinentes » seront remplies. Or le rapport 2025 relève un essoufflement des réformes et des tensions politiques sévères, en particulier depuis la Republika Srpska (RS), qui vont à rebours de la trajectoire européenne du pays. Autrement dit, le tunnel de l’élargissement est ouvert, mais le convoi n’avance que si Sarajevo répare d’urgence ses rails institutionnels.

Le diagnostic posé par Bruxelles est sans détour: la dynamique réformatrice a calé, avec « très peu » de textes adoptés sur la période (contrôle aux frontières, données personnelles, accord de statut Frontex), tandis que l’assemblée de la RS a tenté de grignoter l’ordre constitutionnel à coups de lois ensuite annulées par la Cour constitutionnelle. S’ajoute la crise politique déclenchée par la fin de la coalition au niveau de l’État, et l’épisode Dodik — condamné, démis, remplacé par intérim, puis convocation d’élections anticipées pour le 23 novembre 2025 — qui a paralysé l’exécutif et le législatif. Le verdict est clair: gouvernance « de plus en plus insatisfaisante », institutions capturées, Parlement émoussé, et besoin urgent de nommer des juges à la Cour constitutionnelle pour rétablir un fonctionnement minimal de l’État de droit.

Pourtant, les fondamentaux économiques et géopolitiques plaident plus que jamais pour l’ancrage européen. L’UE absorbe 73% des exportations bosniennes et fournit 59% des importations, pour un commerce de biens total de 15,2 milliards d’euros en 2024; la libéralisation des visas vers Schengen demeure, EUFOR Althea est prorogée jusqu’en 2026, et les forces armées bosniennes bénéficient d’un appui substantiel via la Facilité européenne pour la paix. En avril 2025, la Commission a même proposé de désigner la Bosnie-Herzégovine « pays d’origine sûr » au niveau de l’UE, preuve d’un environnement sécuritaire perçu comme en amélioration relative. Mais cet acquis européen exige des institutions fonctionnelles et des garanties d’État de droit pour durer. Dans une région où la manipulation informationnelle étrangère prospère, Bruxelles appelle d’ailleurs Sarajevo à « fermer les espaces » aux ingérences et à bâtir la résilience sociétale face aux menaces hybrides.

Sur le volet politique, deux nœuds bloquent l’adhésion: la discrimination structurelle dans l’architecture constitutionnelle et la fragilité du processus électoral. La Bosnie-Herzégovine doit aligner sa Constitution sur la jurisprudence Sejdić-Finci de la CEDH afin de garantir l’égalité politique de tous les citoyens, au-delà des appartenances ethnonationales. Elle doit aussi doter son système électoral d’un socle d’intégrité solide en matière de financement des partis, de transparence publicitaire et de gouvernance de la CEC. Les tentatives de la RS d’instaurer une loi électorale parallèle ont été retoquées par la Cour constitutionnelle; elles ne doivent pas ressurgir. Le principe est simple: l’Europe ne peut pas importer des veto de confort, des institutions sous-financées, ni des lits de justice vacants; la participation au marché unique implique une capacité décisionnelle et une exécution homogène de l’acquis dans tout le pays.

Côté État de droit, le rapport 2025 pointe une réforme judiciaire inachevée. Si les amendements d’intégrité à la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature (HJPC) ont été adoptés et commencent à produire des effets — vérification des déclarations de patrimoine, unité dédiée — le cœur de la modernisation est encore au point mort, faute d’adoption de la nouvelle loi HJPC et de la loi sur les Cours de Bosnie-Herzégovine, à mettre en conformité avec les recommandations de la Commission de Venise. La lutte anticorruption reste fébrile: absence de condamnations définitives au plus haut niveau, coopération policière lacunaire, et un bilan jugé « faible » par la Commission, symptomatique de captures politiques persistantes. Là encore, l’Union ne transigera pas: sans track-record crédible, il n’y aura pas de traction dans les chapitres État de droit.

La politique étrangère offre une lueur d’alignement: Sarajevo maintient sa convergence sur la PESC, notamment vis-à-vis des sanctions liées à la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Mais la mise en œuvre chancelle, entravée par des ministères contrôlés par le SNSD, tandis que Banja Luka cultive des liens appuyés avec Moscou. La Commission appelle, en outre, à doter le pays d’une capacité anti-manipulation informationnelle et d’une stratégie de politique étrangère actualisée. Le message est limpide: être candidat, c’est être cohérent — en discours et en actes — avec le cap stratégique européen.

Au plan technico-administratif, la Bosnie-Herzégovine doit sortir de la « bureaucratie paralysée ». Les institutions dédiées à l’intégration sont en place, mais il manque un NIPAC (coordinateur IPA III), un négociateur en chef opérationnel, et surtout un NPAA — un programme national pour l’adoption de l’acquis — élaboré et agréé avec la Commission. Faute de « Reform Agenda » validée à l’été, Bruxelles a réduit de 10% l’enveloppe indicative en juillet 2025, avant que Sarajevo ne se ressaisisse en septembre avec une proposition d’agenda. L’UE a besoin d’un interlocuteur lisible, doté d’une chaîne de décision fonctionnelle, pour accélérer le screening et l’ouverture concrète des chapitres.

Dans ce contexte, rappelons l’essentiel: l’intégration européenne n’est ni une faveur ni une intrusion, c’est un multiplicateur de prospérité et de liberté individuelle. La libéralisation des échanges, la libre circulation, la discipline concurrentielle, la protection juridictionnelle et la stabilité monétaire qu’offre l’UE sont des biens publics qui profitent d’abord aux citoyens et aux entrepreneurs bosniens. Les extrêmes populistes — de droite comme de gauche — qui fantasment un protectionnisme autarcique ou un souverainisme de façade vendent du vent et menacent d’étouffer l’initiative privée sous le poids des clientèles et des monopoles locaux. L’expérience européenne, de la CEFTA au Plan de croissance pour les Balkans occidentaux, prouve qu’une intégration graduelle bien conduite réduit les coûts de transaction, attire l’investissement et accélère les réformes, quand les replis identitaires détruisent de la valeur et des droits.

Que faire maintenant, concrètement, pour transformer l’ouverture des négociations en trajectoire irrésistible vers l’adhésion?

  • Aligner la Constitution et la loi électorale avec Sejdić-Finci; renforcer l’intégrité du processus électoral et le financement des partis; garantir l’indépendance et les moyens de la CEC.
  • Adopter la nouvelle loi HJPC et la loi sur les Cours; nommer sans délai les juges manquants à la Cour constitutionnelle; établir un track-record anticorruption au niveau élevé, avec coopération policière effective.
  • Désigner un NIPAC, un négociateur en chef, et finaliser un NPAA négocié avec Bruxelles pour lancer le screening sans friction.
  • Consolider l’alignement PESC par une mise en œuvre rigoureuse des sanctions et une riposte structurée aux ingérences et à la désinformation.
  • Accélérer l’intégration économique régionale (CEFTA, protocoles 5 à 7) et finaliser l’adhésion à l’OMC, leviers pro-concurrence et pro-export par excellence.

L’Union n’érige pas de « standards impossibles »: elle offre une boussole et un marché de 450 millions de consommateurs. Mais elle ne sacrifiera ni ses principes ni la prévisibilité dont nos entrepreneurs ont besoin. Oui, les négociations avec Sarajevo sont ouvertes; non, elles ne peuvent pas se substituer aux réformes que seule la Bosnie-Herzégovine peut accomplir. Aux forces libérales et pro-européennes du pays de démontrer que l’État de droit, la concurrence et l’ouverture ne sont pas des slogans, mais la condition même d’une prospérité durable — et la meilleure assurance-vie contre les marchands de peur et leurs promesses toxiques.